Une introduction au projet de

L’hypothèse Caïn

par Michel Gonneville

J’ai eu l’idée de ce « spectacle opératique » à la suite de la lecture du dernier livre de l’écrivain portugais José Saramago (Caïn, 2010). À 66 ans et après 40 années de carrière comme compositeur, pour avoir envie de me lancer dans la composition d’une œuvre musicale d’envergure comportant une dimension textuelle, théâtrale et spectaculaire, j’avais besoin qu’un sujet fort s’impose et surtout se relie à certaines de mes préoccupations les plus profondes. Par sa teneur critique, son point de vue laïc et son humour cinglant, la relecture du mythe de Caïn par Saramago a été pour moi un révélateur de la richesse de cette thématique et de ses traitements possibles. En témoignent également les nombreuses interprétations développées / imaginées à travers l’histoire, par des théologiens juifs, chrétiens, musulmans, par des philosophes et écrivains croyants et athées, depuis les mystères médiévaux jusqu’à Saramago en passant par Lord Byron, Hugo, Steinbeck, Camus, Butor et Tournier.

D’abord fable morale dans le livre de la Genèse de la Bible, où Caïn sert de contre-exemple à ne pas imiter (on ne doit pas tuer son frère, son proche, par envie), puis amplifié / ornementé / commenté par toute la tradition des religions monothéistes et par des nombreux écrivains, Caïn deviendra chez Byron un personnage romantique, symbole de l’homme révolté, ici non pas contre son frère mais contre la mort à laquelle il est condamné; il tuera d’ailleurs son frère presque plus par accident que par envie de vengeance. Si, chez Steinbeck, on revient au thème de la rivalité entre frères, l’accent y est plutôt mis sur un mot de la Bible hébraïque qui sous-entend que l’homme peut ne pas céder à des pensées meurtrières. Par contre, chez un iconoclaste comme Saramago, Caïn tue bel et bien son frère par frustration envieuse, mais il affronte ensuite dieu (en minuscules, sic) en pointant ce refus, inexplicable et injustifié, qui a poussé sa créature à une telle extrémité : pourquoi avoir refusé mon offrande, qui était tout aussi généreuse que celle d’Abel ?. Un thème embêtant que la théologie a tenté de tirer au clair en élaborant la thèse de Dieu laissant l’homme libre de ses actes.

La thématique de Caïn m’intéressait également parce qu’elle tournait autour de la question de l’origine et de la singularité de la violence et du meurtre chez l’être humain. Ce mythe rejoint ici les réflexions d’un Konrad Lorenz sur l’agression intraspécifique chez Homo Sapiens par rapport à celle que pratiquent les autres animaux. À la suite de ses observations, Lorenz en vient à la conclusion qu’un instinct inhibitif empêcherait les animaux non-humains de tuer leurs congénères. Ceci devient crucial lors qu’un groupe animal a besoin de tous ses membres pour survivre. Devant une agression particulièrement violente, outre la fuite, la soumission au rival agresseur s’avère un choix plus profitable pour la survie du groupe que l’élimination dudit rival.

Particulièrement éclairants à ce sujet sont les passages suivants de son livre L’agression [et complétés par moi]:

On peut affirmer avec certitude que le premier Caïn, après avoir frappé un membre de sa horde d’un coup de poing, fut embarrassé par les suites de son acte. Il avait peut-être frappé sans trop de malice, comme un enfant de deux ans tape sur un autre avec un objet lourd et dur sans en prévoir l’effet. Il fut peut-être péniblement surpris lorsque son ami eut de la peine à se lever […]. De toute façon, nous pouvons affirmer que le premier assassin comprit tout à fait l’énormité de son acte. Nul besoin que se propage lentement de bouche à oreille l’information que le potentiel combattif d’une horde baisse dangereusement lorsqu’on tue trop de ses membres […].

Quelles qu’aient été les conséquences qui empêchèrent les premiers assassins de répéter leur forfait, il y eu certainement une prise de conscience de ces conséquences et, partant, une forme primitive de responsabilité. Dans les premières communautés d’humains véritables, on ne semble pas avoir demandé beaucoup plus à la morale responsable que de maintenir l’équilibre entre la possibilité et l’inhibition de tuer.

Et, ailleurs, Lorenz relie cette particularité de l’agression et de la violence chez les humains à la difficulté chez ces derniers de substituer la culture à l’instinct :

Il y a une profonde vérité dans la parabole de l’arbre de la connaissance et de ses fruits […]. Cette pomme n’était pas du tout mûre ! La connaissance, née de la pensée conceptuelle [et du langage verbal], enleva donc à l’homme la sécurité acquise grâce à des instincts bien adaptés [observables chez les animaux non-humains, et qui inhibait la dérive meurtrière de la pulsion agressive], longtemps, longtemps avant [que cette connaissance soit] à même de lui procurer une adaptation assurant la même sécurité [grâce à des organisations sociales et politiques sophistiquées et complexes].

La thématique de Caïn et de l’agression meurtrière rejoint également ainsi les thèses d’un Edgar Morin (dans Le paradigme perdu. La nature humaine, et La Méthode) sur la nature humaine et ses dimensions de violence et de démence, toutes thématiques lancinantes et actuelles, s’il en est.

La violence, circonscrite chez les animaux à la défense et à la prédation alimentaire, se déchaîne chez l’homme, hors du besoin. […] L’affectivité, chez les primates, et surtout chez les chimpanzés, devient débordante; mais c’est chez l’homme qu’elle prend un caractère éruptif, instable, intense, désordonné.

[…] Comme nous appelons folie la conjonction de l’illusion, de la démesure, de l’instabilité, de l’incertitude entre réel et imaginaire, de la confusion entre subjectif et objectif, de l’erreur, du désordre, nous sommes contraints de voir qu’homo sapiens est homo demens.

Mais Morin demande aussi de reconsidérer autrement cette « démence », cette irruption, avec l’homme, de l’erreur, du désordre et de la démesure :

Tout animal, doté de ces tares démentielles, aurait sans doute été impitoyablement éliminé par la sélection darwinienne. [Il peut paraître] inconcevable qu’un animal qui consacre tant de ses forces à jouir et à s’enivrer, qui perd tant de temps à enterrer ses morts, accomplir des rites, danser, décorer, si mal ajusté dans son rapport avec l’environnement et avec lui-même, ait pu, non seulement survivre, mais accomplir, dans le froid des glaciations, des progrès techniques, intellectuels et sociaux décisifs. Dès lors, il faut penser plutôt que le déferlement de l’imaginaire, que les dérivations mythologiques et magiques, que les confusions de la subjectivité, que la multiplication des erreurs et la prolifération du désordre, loin d’avoir handicapé homo sapiens, sont au contraire liés à ses prodigieux développements. […]

[…] il faut considérer [notamment] la prolifération onirico-fantasmatique […]comme un aspect majeur du fonctionnement cérébral de sapiens …. […] L’imagination « folle du logis » est en même temps fée du logis, dans le jeu incessant du fantasme à l’idée, de l’affectivité à la praxis, et vice versa, source des innovations de tous ordres qui ont suscité et enrichi l’évolution humaine.

Le livret qu’a écrit mon ami Alain Fournier à ma demande intègre plusieurs aspects des relectures du mythe de Caïn mentionnées plus haut. Il met en scène quatre personnages mythiques (Ève, ses deux fils Caïn et Abel, et Adah, leur sœur et la conjointe de Caïn) et un quatuor d’archéologues contemporains.

À partir d’ossements et d’artéfacts, ces derniers font apparaître – ou imaginent – une histoire de Caïn qui n’est pas vraiment celle des livres saints des religions monothéistes. Ainsi, une Ève mortifiée par l’image d’un Paradis perdu tente d’entrainer ses fils dans des rituels pour amadouer un dieu à la colère imprévisible.

Si Abel semble vouloir obéir en sacrifiant son plus bel agneau, Caïn refuse de croire à l’histoire de sa mère et préfère offrir « à ceux que ça intéresse le plus beau moment de fusion de l’humanité avec le monde qui l’entoure », soit l’acte d’amour entre Adah et lui. Cette provocation pousse Abel à faire l’offrande de la récolte de Caïn à la place de ce dernier, mais la fumée s’abat au sol. Abel s’en moque, Caïn est révolté par son geste et frappe son frère, provoquant ainsi sans le vouloir la « première mort » mythique. Étonné par le cadavre immobile, Caïn le mutile désespérément, à la recherche de « la vie de [son] frère ».

Halluciné, il aura une conversation avec un dieu insensé, et se retrouvera finalement seul face à la réalité de la mort et coupé du monde… Il ne chante plus. De son côté, alors que ce drame progresse, le quatuor des archéologues aura passé de l’observation et spéculation scientifiques à la conscience émue de l’enjeu de la violence meurtrière, et, à l’inverse de Caïn, il évoluera du parlé vers le chanté.

On le voit, on retrouve ici un peu du Caïn révolté de Byron, mais c’est moins la mort qui le révolte que le conformisme religieux de sa mère, conformisme auquel se plie Abel; également, les sarcasmes de Saramago contre le dieu cruel et imprévisible imaginé par les religions monothéistes ont laissé leurs traces dans notre livret. La présence du quatuor des archéologues permet par ailleurs de jeter un regard extérieur sur les personnages mythologiques et leurs comportements et réflexions.

L’œuvre, justement intitulée L’hypothèse Caïn, se termine par un triple épilogue : un trio rythmé de « théologiens » énumérant en vrac quelques concepts et pratiques des trois religions monothéistes; puis, le solo d’un dieu qui s’étonne de l’imagination conceptuelle humaine et qui réclame sa propre abolition (C’est toi qui m’as inventé. […] Oublie-moi… Ne conserve de moi que le souvenir et la conscience de ce que j’ai pu t’inspirer de beau et de terrifiant.); et enfin, une conclusion chorale et instrumentale, réflexion sans mots devant quelques images contradictoires de notre monde , un monde dont nous nous sentons de plus en plus les responsables. Certaines de ces images pourraient par ailleurs nous renvoyer à l’autre facette, moins connue, du personnage biblique de Caïn, présenté, avec ses fils, comme étant à l’origine des villes, des techniques et de l’art [!].

Pour la composition de la musique de ce spectacle, les idées en ont été élaborées en fonction de la logique du livret, à partir de techniques développées dans le cours de 40 années de carrière. Par exemple, sur le plan de l’instrumentation, j’ai d’abord associé chacun des personnages mythiques à des sous-ensembles de vents (quatuor de saxophones, quintette de cuivres avec percussion), et le quatuor des archéologues contemporains au trio amplifié (violon, synthétiseur, contrebasse). Pour signifier l’évolution dramatique des personnages mythologiques et contemporains, cette juxtaposition initiale des deux groupes instrumentaux évolue vers un mélange croissant des deux groupes. Sur le plan du langage harmonique, structuré autour de différentes variantes de modes pseudo-phrygiens (que j’associe à l’intensité de la musique flamenca), chaque partie dessine par ses notes « toniques » une courbe en arc revenant au Mi, retour que j’associe à une sorte de Fatalité meurtrière.

Le livret m’a également permis d’imaginer des contenus musicaux contrastés : écriture plus expressionniste pour les personnages mythiques, plus distancée pour les archéologues. Une fois le meurtre survenu, la musique basculera : descentes en quarts de ton évoquant la lente fuite de la vie d’Abel; fanfare funéraire grinçante se fragmentant et s’accélérant peu à peu pour prendre les accents d’un oh ! When the Saints débridé, etc. Le triple épilogue mentionné plus haut accentuera également le contraste musical à l’échelle de l’œuvre complète, et marquera une distanciation du rapport de la musique au texte : polymétrie babélique pour le trio des « théologiens »; solo d’un Dieu dont la voix est transformée électroniquement et dont les paroles, incompréhensibles, marmonnées, seront affichées sur écran; chœur final, sans mots, en polymodalité microtonale, rythmé comme une lente respiration et qu’accompagneront les images choisies par Mario Côté et Catherine Béliveau pour traduire la Terre d’un Caïn contemporain.

À ce stade-ci de la production, outre la conception de la scénographie, ces deux collaborateurs ont élaboré pour leurs projections sur écrans multiples, un catalogue d’images tournées à partir de drones dans la taïga québécoises ou les steppes de Mongolie, ou encore tirées du film de Pierre Pétel, La terre de Caïn (1949), ou de films français et russes datant des tout débuts du cinéma.

De son côté, Alain Fournier a commencé lui aussi à développer des idées de mise en scène, notamment celle, initiale, où les personnages mythiques surgissent peu à peu des spéculations et déductions auxquelles se livrent les archéologues à partir des artéfacts trouvés dans les fouilles.